La leçon donnée par le Tribunal dans les six décisions qu’il a rendues le 24 août 2018 [1]est claire : certes, la BCE dispose d’un large pouvoir d’appréciation quand l’exercice de ses compétences en matière de supervision le requiert, mais les décisions qu’elle prend sont soumises à un contrôle précis du Tribunal de l’Union européenne.

L’affaire concernait le ratio de levier. C’est au Cours du sommet du G20 de Pittsburg, qui s’est tenu les 24 et 25 septembre 2009, qu’a été prise la décision de compléter le dispositif de Bâle II notamment par la création d’un nouveau ratio appelé « ratio de levier ». Ce ratio se définit comme le rapport entre le total des actifs (ou encore, expositions au risque) et les fonds propres. Initialement utilisé par les banques américaines, son application a été généralisée et en ce qui nous concerne, la réglementation de ce ratio trouve son siège dans le règlement (UE) n° 575/2013 sur les exigences de fonds propres, plus Couramment appelé CRR. L’article 429 de ce règlement énonce que le ratio de levier correspond au montant des fonds propres divisé par le montant de l’exposition totale de l’établissement. En 2014, le Comité de Bâle a édité de nouvelles règles, lesquelles ont entraîné une modification du CRR [2]. Dans sa version ainsi révisée, l’article 429 du CRR comporte un paragraphe 14, qui s’est trouvé au cœur des débats de l’affaire commentée. Il prévoit en effet que les autorités compétentes – en l’occurrence, la BCE – peuvent autoriser un établissement à exclure de la mesure de l’exposition les expositions qui portent sur une entité du secteur public et résultent des dépôts que les établissements sont légalement tenus de transférer à une entité du secteur public afin de financer des investissements d’intérêt général.

Six banques françaises (la Banque postale, BPCE, la Société générale, la Confédération nationale du Crédit mutuel, le Crédit agricole SA et BNP Paribas) ont sollicité une dérogation de ce type, à raison de l’épargne collectée via le livret A, le livret d’épargne populaire et le livret de développement durable et solidaire pour lesquels une quote-part du total des dépôts collectés est centralisée dans un fonds d’épargne géré par la Caisse des dépôts et consignations [3]. Par les six décisions rapportées, la BCE leur a opposé un refus. Chacune des six banques a saisi le Tribunal de la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours en annulation de la décision de refus. Ces recours ont été accueillis par six arrêts motivés de la même manière, rendus le 13 juillet 2018 [4].

Ces jugements sont intéressants en raison des précisions qu’ils apportent sur les conditions de fond permettant d’obtenir une dérogation à l’intégration des actifs au calcul du ratio de levier. Mais c’est surtout en ce qu’ils précisent les pouvoirs de la BCE qu’ils innovent et ce sont ces aspects qui retiendront notre attention. C’est qu’en effet, le Tribunal a considéré que la BCE disposait d’un pouvoir discrétionnaire pour accorder ou refuser la dérogation sollicitée (I), pouvoir dont l’exercice est soumis au contrôle du juge (II).

 

I/ La reconnaissance d’un pouvoir discrétionnaire au profit de la BCE

Dans chacune des six affaires, la BCE avait admis que les conditions posées à l’article 429, paragraphe 14, étaient réunies. D’après les décisions commentées, la BCE s’est fondée, pour motiver ses refus, sur « la finalité de l’introduction du ratio de levier, qui consiste à fournir une vision simple et transparente du niveau d’exposition d’un établissement de crédit qui ne soit pas pondérée en fonction du risque présenté par les différentes composantes de ses expositions, en vue d’éviter un développement excessif desdites expositions par rapport à ses fonds propres. » (point 11). La BCE pouvait-elle écarter des demandes de dérogations qui, portant, satisfaisaient à toutes les conditions posées par le texte ? La réponse est affirmative si l’on reconnaît à la BCE un pouvoir discrétionnaire. C’est en ce sens que s’est prononcé le Tribunal. Pour cela, il s’est fondé sur l’article 429 paragraphe 14 précité, dont il a donné une interprétation non seulement littérale (A) mais également contextuelle (B)

 

A/ L’interprétation littérale de l’article 429 du CRR

Le pouvoir discrétionnaire est celui dont dispose l’administration – d’un Etat ou de l’Union européenne – de prendre ou non une décision dans, et si elle décide d’agir, de déterminer, entre plusieurs décisions possibles, celle qui lui paraît mieux servir l’intérêt général. Odent enseignait que le pouvoir discrétionnaire « eu égard à sa nature, ne s’exerce qu’en tenant compte de considérations d’opportunité et n’est subordonné à aucune condition » [5]. La notion est délicate à appréhender mais les auteurs classiques se sont efforcés d’en donner des définitions précises : « il y a pouvoir discrétionnaire toutes les fois qu’une autorité agit librement, sans que la conduite à tenir lui soit dictée à l’avance par une règle de droit » [6]. Hauriou expliquait que « l’administration dans l’exercice quotidien de ses services et pour les mesures qu’elle prend vis-à-vis des particuliers, est soumise à la loi et d’une façon générale à des règles juridiques. Mais elle y est soumise avec une certaine marge de liberté que l’on appelle le pouvoir discrétionnaire » [7]. Quant à Chapus, il écrivait, avec la concision qui caractérisait son style, que le pouvoir discrétionnaire n’est autre que « le pouvoir de choisir entre deux décisions ou deux comportements (deux au moins) également conformes à la légalité » [8].

En droit de l’Union, c’est la réalisation des objectifs fixés par les traités qui constitue le fil directeur de l’administration européenne dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. La Cour de justice n’a pas défini les critères d’une compétence discrétionnaire ; elle en reconnaît l’existence au cas par cas, lorsque l’organe ou l’institution de l’Union doit procéder à des appréciations complexes, le plus souvent de nature économique [9]. La Cour de justice prend en considération la norme sur la base de laquelle agit l’organe ou l’institution et vérifie que celle-ci confère une marge d’appréciation. Tel sera le cas lorsque l’administration dispose d’une faculté de choix d’intervenir ou non et, en cas d’exercice de sa compétence, du choix du contenu de la décision. Pour le professeur A. Bouveresse, le pouvoir discrétionnaire se caractérise également, en droit de l’Union, par le choix de l’instrument juridique. Dit autrement, le droit de l’Union se distingue des droits nationaux par la marge d’appréciation très large qu’il reconnaît à ses organes ou institutions afin déterminer l’instrument juridique utilisé (décision, recommandation …) pour exercer sa compétence [10].

Dans nos affaires, la reconnaissance d’un tel pouvoir au profit de la BCE semblait aller de soi. L’article 429 paragraphe 14 dispose en effet que les autorités de contrôles, au nombre desquelles se trouve la BCE « peuvent » autoriser un établissement à exclure de la mesure de l’exposition les actifs qui répondent à certaines conditions. L’utilisation du verbe « pouvoir », sans autre précision, confrère à la BCE le pouvoir de refuser une dérogation alors même que les conditions pour l’obtenir sont remplies. La lecture littérale du texte imposait la solution retenue par le Tribunal. Les arrêts précisent toutefois que ce pouvoir ne joue que dans un sens : les autorités de contrôle peuvent refuser une dérogation bien que les conditions soient remplies ; en revanche, elles ne peuvent l’accorder dans l’hypothèse contraire, où l’un des critères posés par le texte ferait défaut (point 40).

Le Tribunal avait déjà reconnu la BCE la faculté discrétionnaire en matière prudentielle. Par un arrêt du 13 décembre 2017 [11], il avait décidé que la BCE peut exercer une surveillance prudentielle sur l’ensemble d’un groupe tout en refusant d’exempter, en tant qu’autorité compétente au titre du CRR, les entités du groupe des exigences prudentielles sur une base individuelle puisqu’à cet égard, la BCE dispose d’un pouvoir discrétionnaire (selon le texte, les régulateurs « peuvent » exempter les entités de certaines des exigences du CRR). Mais au cas présent, le Tribunal ne s’est pas contenté d’une interprétation littérale du texte et s’est par ailleurs livré à une interprétation contextuelle, plus riche d’enseignements.

 

B/ L’interprétation contextuelle de l’article 429

Les arrêts commentés rappellent que le ratio de levier vise à fournir une appréciation du niveau des fonds propres par rapport à ses expositions indépendamment du niveau de risque impliqué par chacun de ces actifs. Pour autant, précise la juridiction européenne, cet objectif n’est pas absolu puisque le CRR admet la possibilité que le caractère peu risqué d’un profil ait des répercussions sur le calcul du ratio de levier (point 49). Plus précisément, l’article 429 a pour objet de concilier deux objectifs : d’une part, le respect de la logique du ratio de levier qui mesure l’exposition totale d’un sans pondération en fonction du risque et, d’autre part, la prise en compte de ce que certaines expositions n’apparaissent pas pertinentes pour le calcul du ratio puisqu’elles présentent un risque faible et qu’elles ne découlent pas d’un choix d’investissement de l’établissement de crédit (point 54). Et pour procéder à un arbitrage entre ces deux objectifs, la BCE doit nécessairement se voir reconnaître un pouvoir discrétionnaire.

En définitive, le Tribunal retient une interprétation très souple des textes et c’est la raison pour laquelle il reconnaît à la BCE un pouvoir large, de nature discrétionnaire. Mais en contrepartie, l’exercice de ces prérogatives est soumis au contrôle du juge qui joue ici le rôle de contre-pouvoir.

 

II/ Le contrôle du pouvoir discrétionnaire de la BCE

Après avoir reconnu à la BCE un pouvoir discrétionnaire de refuser les dérogations qui lui étaient demandées, la question se posait de savoir qu’elle serait l’étendue du contrôle exercé par le juge de la légalité. Classiquement, le Tribunal a manifesté son intention d’exercer un contrôle limité à l’erreur matérielle d’appréciation, propre aux mesures prises au titre d’un pouvoir discrétionnaire (A). Mais l’on pourrait se demander si, en réalité, ce n’est pas un contrôle entier qu’il a entendu exercer (B).

 

A/   L’affirmation d’un contrôle limité à l’erreur matérielle d’appréciation

Le pouvoir discrétionnaire garantit la liberté d’action de l’administration. Pour autant, cette liberté n’est pas sans limites et c’est au juge d’en contrôler le respect. C’est ce que Waline exposait en ces termes : « sauvegarde du pouvoir administratif, sauvegarde des droits des citoyens, doivent être conciliés pour que la vie sociale ne sombre, ni dans l’anarchie, ni dans la tyrannie » [12]. La conciliation de ces deux impératifs s’opère par le contrôle restreint du juge, limité à l’erreur manifeste d’appréciation. Une précision s’impose toutefois. Comme le recours pour excès de pouvoir en droit interne, le recours en appréciation de légalité propre au droit de l’Union est soumis à des cas d’ouverture dont l’article 263 du TFUE donne la liste suivante : incompétence, violation des formes substantielles, violation des traités ou de toute règle de droit relative à leur application, et détournement de pouvoir. En principe, un contrôle entier s’exerce sur les éléments de la légalité externe de la décision que sont la compétence de l’auteur de l’acte et le respect des règles de forme. Ce contrôle est donc identique que la décision relève ou non d’un pouvoir discrétionnaire. En revanche, le juge européen opère sur les motifs de la décision, via la violation de d’une norme supérieure et le détournement de pouvoir, un contrôle restreint.

Cette limite du contrôle s’explique par deux considérations. La première est consubstantielle à la notion de pouvoir discrétionnaire. Celui-ci est reconnu à l’administration lorsqu’elle doit se livrer, pour prendre une décision, à des appréciations complexes et techniques. Le juge n’est alors pas à même de contrôler dans le détail les choix faits par l’administration. C’est la raison pour laquelle son contrôle est limité à l’erreur manifeste d’appréciation, c’est-à-dire à l’erreur grossière. La seconde, sans être propre au droit de l’Union, présente une importance en raison de la structure de l’ordre juridique européen. Le Tribunal et la Cour sont en effet amenés à se prononcer aussi bien sur des actes administratifs que sur des textes émanant du pouvoir législatif. La compétence de ces juridictions excède donc la sphère purement administrative. C’est la raison pour laquelle l’article 13 du TFUE rappelle expressément que chaque institution – en ce compris la Cour de justice – agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées par les traités. Ainsi que l’expliquait Waline, « le problème est en effet celui des limites entre le rôle du juge et celui de l’administrateur : jusqu’où le juge peut-il porter son contrôle sans encourir le reproche de substituer ses appréciations à celles qui étaient le rôle exclusif de l’administrateur ? » [13].

Ces eux justifications de la motivation du contrôle du juge sont constamment rappelés par la jurisprudence européenne. C’est ainsi que par une décision du 14 juin 2018 [14], la Cour de justice a énoncé que « eu égard à l’étendue du contrôle juridictionnel, telle que rappelée au point précédent du présent arrêt, qui incombe au Tribunal, il n’appartient certainement pas à celui-ci de substituer son appréciation des faits complexes en cause, concernant les demandes de suspension des droits tarifaires, à celle du Conseil, son contrôle devant se limiter à celui de l’erreur manifeste d’appréciation. » La Cour a donc écarté le moyen du demandeur au pourvoi qui reprochait au Tribunal de s’être borné à dire que le Conseil avait suivi les règles de procédure qui s’imposaient à lui sans contrôler les motifs de la décision. Ce litige portait sur une décision par laquelle le Conseil avait ordonné la suspension de droits tarifaires. Le conseil avait donc dû se livrer à des appréciations extrêmement techniques qui justifiaient qu’un pouvoir discrétionnaire soit reconnu au Conseil en cette matière. Dans la même veine, la Cour de justice a rappelé, par un arrêt du 18 octobre 2018 [15], que « les institutions de l’Union disposent d’un large pouvoir d’appréciation en raison de la complexité des situations économiques et politiques qu’elles doivent examiner. Quant au contrôle juridictionnel d’une telle appréciation, il doit ainsi être limité à la vérification du respect des règles de procédure, de l’exactitude matérielle des faits retenus pour opérer le choix contesté, de l’absence d’erreur manifeste dans l’appréciation de ces faits ou de l’absence de détournement de pouvoir ».

En l’espèce, c’est dans le droit fil de cette jurisprudence que s’est placé le Tribunal. Après avoir reconnu, ainsi qu’on l’a vu, un pouvoir discrétionnaire à la BCE pour statuer sur une demande de dérogation. Le Tribunal affirme en toute logique que le contrôle qu’il va exercer sur les décisions en cause ne doit pas le conduire à substituer son appréciation à celle de la BCE, mais vise à vérifier que la décision attaquée ne repose pas sur des faits matériellement inexacts et qu’elle n’est entachée d’aucune erreur de droit ni d’aucune erreur manifeste d’appréciation ou de détournement de pouvoir (point 69). Seulement voilà, il semble qu’à la lecture de sa décision, le Tribunal ait excédé la limite qu’il s’était lui-même fixée.

 

B/ L’exercice d’un contrôle entier

Les banques avaient demandé à ne pas faire entrer dans le calcul du ratio de levier les sommes qu’elles doivent obligatoirement transférer à la Caisse des dépôts et consignations, laquelle doit être regardée comme une entité publique au sens du CRR. Pour motiver son refus, la BCE s’est fondé sur trois motifs donc aucun n’a convaincu le juge. Deux d’entre eux retiendront notre attention.

En premier lieu, la BCE arguait du traitement comptable desdites sommes : celles-ci étant inscrites à l’actif du bilan des établissements de crédit et au passif de celui de la CDC, les premières demeuraient responsables de l’exposition constituée par l’épargne collectée, y compris les sommes transférées à la CDC. Le Tribunal balaie cet argument en rappelant que par nature toute exposition entrant dans le calcul du ratio est nécessairement un actif et figure donc au passif bilan de l’établissement de crédit (points 82 et 84), si bien que le motif sur lequel la BCE a fondé ses décisions apparaît inopérant et comme tel, impuissant à justifier les décisions prises.

En second lieu, la BCE a considéré que les banques étaient susceptibles de se trouver dans une situation où elles seraient contractuellement obligées de rembourser les dépôts des clients avant même que la CDC ne leur restitue l’épargne collectée qu’elles leur avaient transférée. C’est là que le contrôle est le plus approfondi puisque le Tribunal relève que selon les déclarations faites par la BCE elle-même à l’audience, la seule hypothèse visée est celle d’un défaut de paiement de l’Etat français (point 75). Or, relève le Tribunal, la BCE a mis en exergue cette hypothèse sans en vérifier la vraisemblance (point 90). Ce faisant, la BCE a méconnu les objectifs l’article 429 § 14 du CRR, privant ainsi la règle posée par ce texte d’effet utile.

Quelles sont les considérations qui ont amené le Tribunal à exercer un tel contrôle ? L’hésitation est permise en raison de l’imprécision regrettable des décisions du Tribunal. Deux solutions sont envisageables.

D’une part, le juge de la légalité, même en présence d’une décision discrétionnaire, exerce un contrôle entier sur les éléments autres que les motifs, et notamment le respect des règles de forme. Relèvent de cette catégorie l’obligation de motiver et plus particulièrement le principe de bonne administration, auquel se rattache l’obligation pour l’institution compétente d’examiner, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce. C’est, selon l’expression familière au publiciste, la règle de l’examen particulier des circonstances [16]. Or le Tribunal s’est amplement référé à cette règle prétorienne et a reproché à la BCE de ne pas avoir procédé à un examen détaillé des caractéristiques de l’épargne réglementée, se référant simplement de manière abstraite aux risques impliqués par le délai susceptible d’apparaître entre le remboursement par les banques des sommes aux déposants et la restitution par la CDC de l’épargne qu’elle leur ont transférée (voir notamment le point 114). La BCE aurait dû prendre en compte les particularités de l’épargne réglementée. Le grief semblait d’autant plus fondé que chacune des six décisions de refus reposait sur une motivation identique, ce qui faisait bien apparaître qu’il n’y avait pas eu d’analyse individualisée de chaque demande.

D’autre part, le principe d’un contrôle limité des motifs d’une décision discrétionnaire n’est pas toujours respecté par le juge européen. Si, Contrairement au Conseil d’Etat français, la Cour de justice ne définit pas elle-même les cas d’ouverture du recours en annulation (ceux-ci étant énumérés à l’article 263 du TFUE), elle maîtrise l’étendue du contrôle qu’elle entend exercer. Or, même en présence d’une décision discrétionnaire, la Cour de justice s’écarte parfois de la règle pour exercer un contrôle nettement plus approfondi [17]. Selon le professeur D. Ritleng, ce « contrôle normal “masqué“ » s’expliquerait par le souci du juge européen de respecter les exigences de l’article 6 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales [18]. Le professeur A. Bouveresse observe le même phénomène, soit que le juge européen exerce un contrôle entier sur des appréciations complexes soit qu’il atténue la complexité des appréciations auxquelles s’était livrée l’auteur de l’acte contesté pour justifier l’exercice d’un contrôle entier [19]. Ce contrôle s’explique, selon cet auteur [20], par le souci de respecter le principe de proportionnalité posé à l’article 5 du TUE [21].

Or dans les décisions commentées, le Tribunal s’est certes fondé sur l’absence d’examen par la BCE des circonstances particulières de chaque situation mais il semble être allé au-delà. Il reproche en outre à la BCE de ne pas avoir vérifié la probabilité de ce que l’hypothétique défaut de paiement de l’Etat français se réalise. Ici, le Tribunal est sorti du champ d’application de la règle de l’examen particulier des circonstances pour procéder à une appréciation directe d’un des motifs sur lesquels reposent les décisions litigieuses. De même, lorsque le Tribunal déclare inopérant le motif relatif au traitement comptable de l’épargne réglementée, c’est bien à un contrôle plein qu’il effectue.

 

En conclusion, avec cette série d’arrêts, la BCE se voit reconnaître un large pouvoir d’appréciation pour accorder une dérogation et c’est heureux. Mais ce pouvoir se trouve soumis à un contrôle approfondi du Tribunal et c’est rassurant puisqu’une large part de l’activité des régulateurs échappe au contrôle du juge. Les annulations prononcées par le Tribunal ont eu pour effet de mettre à néant les décisions de refus sans pour autant octroyer aux banques le bénéfice de la dérogation litigieuse. Celles-ci doivent donc présenter une nouvelle demande sur laquelle la BCE devra se prononcer en tenant compte des prescriptions du Tribunal. Or, on l’a vu, s’il n’est pas allé jusqu’à se substituer à la BCE pour consentir à sa place la dérogation, le Tribunal s’est montré très directif si bien que la marge de manœuvre de la BCE semble aujourd’hui très réduite, pour ne pas dire inexistante. La BCE ayant admis que son refus reposait essentiellement sur la considération que l’Etat français ne rembourse par les banques, il ne lui reste plus qu’à se prononcer sur la probabilité qu’une telle hypothèse se réalise. Le contentieux de l’article 429 § 14 a vocation à disparaître puisqu’actuellement, une nouvelle version du CRR – le futur CRR 2 – est en Cours de discussion. Or il résulte de ce projet que les établissements de crédit pourront exclure certains actifs de la mesure des expositions eux-mêmes, sans avoir à obtenir d’autorisation de la BCE [22].

François Boucard

Notes

[1] Affaires T-733/16, T-745/16, T 751/16, T-757/16, T-758/16 et T-768/16, Banque et Doit, sept.-oct.2018, p. 30, note M. Roussille, JCP E 2018. 934, obs. D. Berlin, RDBF sept. 2018, comm. 139, A. Gourio et M. Gillouard ; Revue Europe, comm. 400, obs. D. Simon

[2] Cette modification a été introduire par le règlement délégué (UE) 2015/63 de la Commission du 10 octobre 2014.

[3] Articles L.221‑5 et R.221‑58 du CMF.

[4] Dans les développements qui suivent, les références utilisées pour le renvoi aux arrêts seront celles de la décision rendue sur le recours de la Banque postale.

[5] Cours de contentieux administratif, ré-éd. Dalloz, 2007, T. II, p. 552.

[6] L. Michoud, Etudes sur le pouvoir discrétionnaire, Revue générale d’administration, 1914, p. 3.

[7] A. Hauriou, Le pouvoir discrétionnaire et sa justification, mélanges Carré de Malberg, Dalloz 1933, p. 233.

[8] R. Chapus, Droit administratif général, T. 1, Montchrestien, 15ème éd., n° 1248, p. 1056.

[9] En ce sens : D. Ritleng, Le juge communautaire de la légalité et le pouvoir discrétionnaire des institutions communautaires, AJDA 1999, p. 645.

[10] A. Bouveresse, Le pouvoir discrétionnaire dans l’ordre juridique communautaire, préf. D. Simon, Bruylant, 2010, n° 126, p. 88. L’auteur précise toutefois que ce choix s’exerce dans le respect des principes de proportionnalité et de subsidiarité.

[11] Trib. UE, 13 déc. 2017, T-712/15 et T-52/16, Crédit Mutuel Arkea c/ BCE. – J. Lasserre Capdeville et J.-Ph. Kovar : Rev. Banque 2017, n° 817 ; Europe 2018, comm. 89, D. Simon ; RDBF Mars 2018, comm. 28, obs. F. Boucard.

[12] M. Waline, Etendue et limites du contrôle du juge administratif dans les actes de l’administration, EDCE, 1956, n° 10, p. 25 et spéc. p. 27.

[13] M. Waline, op. cit., p. 27.

[14] CJUE 14 juin 2018, C-223/17 P, Lubrizol France SAS / Conseil de l’Union européenne et Commission européenne, points 36 à 38.

[15] C-100/17 P, Gul Ahmed Textile Mills Ltd / Conseil de l’Union européenne, point 63. Dans le même sens : CJ 7 mai 1987, Nachi Fujikoshi / Conseil, 255/84, point 21 ; CJ 14 décembre 2017, EBMA / Giant (China), C‑61/16 P, point 68.

[16] Par ex. : CJ 21 novembre 1991, Technische Universität München, C‑269/90, point 14 ; CJ 29 mars 2012, Commission/Estonie, C‑505/09 P, point 95

[17] Là encore, un parallèle peut être fait avec notre droit interne. Sur cette question, v. notamment A. de Laubadère, Le contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire dans la jurisprudence récente du Conseil d’Etat français, mélanges M. Waline, LGDJ, 1974, T. 2, p. 531

[18] D. Ritleng, op. cit., note de bas de page n° 125.

[19] A. Bouveresse, op. cit., n° 514 s.

[20] A. Bouveresse, op. cit., n° 496 s.

[21] L’article 5 § 4 du TUE énonce : « En vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l’action de l’Union n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités. Les institutions de l’Union appliquent le principe de proportionnalité conformément au protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. ».

[22] L’article 429 bis dispose que :

«   un établissement peut exclure l’une ou plusieurs des expositions suivantes de sa mesure de l’exposition :

(a)   (…)

(j)    les expositions qui remplissent toutes les conditions suivantes :

(i)    ce sont des expositions sur une entité du secteur public ;

(ii)   elles sont traitées conformément à l’article 116, paragraphe 4 ;

(iii)  elles résultent de dépôts que l’établissement est légalement tenu de transférer à l’entité du secteur public visée au point i) afin de financer des investissements d’intérêt général ; ».