Com. 10 juillet 2018, pourvoi n° 17-16.365, FS-P+B

Un exploitant de salles de cinéma reprochait à un groupe de distributeurs de films en Martinique et en Guadeloupe d’adopter des pratiques anticoncurrentielles, et plus particulièrement, d’abuser de sa position dominante ainsi que d’une situation de dépendance économique, en violation de l’article L. 420-2 du code de commerce.

Saisi par l’exploitant, le Conseil de la concurrence – devenu l’Autorité de la concurrence – a conclu à l’abus de position dominante et de dépendance économique et a notamment prononcé des sanctions pécuniaires à l’encontre des sociétés distributrices du groupe (Décision n° 04-D-44, 15 septembre 2004).

La cour d’appel de Paris, bien que réformant partiellement cette décision, a confirmé les abus pratiqués par l’une des sociétés distributrices (CA Paris, 29 mars 2005, n° 2004/19930).

Cinq ans plus tard, l’exploitant de salles de cinéma a intenté une action judiciaire à l’encontre des sociétés distributrices, en réparation de son préjudice résultant de ces pratiques anticoncurrentielles.

Le 30 juin 2015, le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France a déclaré l’action irrecevable du fait de sa prescription (Tribunal mixte de commerce de Fort-de-France, 30 juin 2015, n° 2011/895).

L’exploitant de salles a alors interjeté appel devant la cour d’appel de Fort-de-France, laquelle a confirmé le jugement déféré en toutes ses dispositions (CA Fort-de-France, 24 janvier 2017, n° 15/00486).

C’est dans ces conditions que l’exploitant a formé un pourvoi devant la Cour de cassation.

Au soutien du pourvoi étaient notamment invoquées l’incompétence de la cour d’appel de Fort-de-France au profit de la cour d’appel de Paris, ainsi que la violation de règles de prescription civile interprétées « à la lumière » de la directive européenne du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêt en droit national pour les infractions aux dispositions de droit de la concurrence des Etats-membres et de l’Union Européenne.

Sans surprise, la Cour de cassation a accueilli la critique tirée de l’incompétence de la cour d’appel saisie. Elle n’a, dès lors, pas eu l’occasion de se prononcer sur les critiques relatives à la prescription.

 

Réaffirmation et clarification des règles de compétence exclusive

Réaffirmation du domaine d’application

Pour rappel, comme en matière de pratiques restrictives de concurrence, il existe, en matière de pratiques anticoncurrentielles, un principe de compétence exclusive de juridictions spécialisées.

En effet, aux termes de l’article L. 420-7 du code de commerce, les litiges relatifs à l’application des règles contenues dans les articles L. 420-1 à L. 420-5 et ceux dans lesquels ces dispositions sont invoquées relèvent de la compétence exclusive, en première instance, de juridictions spécialisées désignées par décret (article R. 420-3 du code de commerce), et les décisions rendues par ces juridictions spécialisées de première instance relèvent exclusivement de la compétence de la cour d’appel de Paris (article R. 420-5 du code de commerce).

Or, la Cour de cassation a étendu le domaine d’application de ces règles de compétences exclusive aux actions indemnitaires tirées de telles pratiques anticoncurrentielles (Cass. Com., 21 février 2012, n° 11-13.276).

C’est donc tout naturellement que la Cour de cassation a, en l’espèce, reproché à la cour d’appel de ne pas avoir fait application de ces règles de compétence, alors même que le litige ne portait, non pas sur l’application en tant que telle de la règle contenue dans l’article L. 420-2 du code de commerce, mais sur la recherche de responsabilité des sociétés distributrices du fait de ces pratiques anticoncurrentielles, déjà établies sur le fondement de l’article L. 420-2 du code de commerce.

 

Clarification des sanctions

La Cour de cassation a longtemps considéré que la méconnaissance de la compétence exclusive de la cour d’appel de Paris constituait une fin de non-recevoir qui devait être soulevée d’office et emportait irrecevabilité d’un appel interjeté devant une autre cour d’appel, peu important que le tribunal ayant rendu la décision de première instance ait été spécialement désigné ou non (Cass. Com., 21 février 2012 précité ; Cass. Com., 6 décembre 2016, n° 15-12.230).

Par trois arrêts remarqués rendus le même jour, la Cour de cassation a amendé sa position et énoncé que « Seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées sont portés devant la cour d’appel de Paris, de sorte qu’il appartient aux autres cours d’appel, conformément à l’article R. 311-3 du code de l’organisation judiciaire, de connaître de tous les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions situées dans leur ressort qui ne sont pas désignées » (Cass. Com., 29 mars 2017, n° 15-24.241 ; Cass. Com., 29 mars 2017, n° 15-17.659 ; Cass. Com., 29 mars 2017, n° 15-15.337).

Cela signifie que, dans l’hypothèse où un tribunal non spécialisé a statué, à tort, en première instance et où la cour d’appel saisie est celle dont relève ce tribunal, l’appel est désormais recevable, à charge pour la cour d’appel saisie de relever d’office l’irrecevabilité des demandes formées devant les premiers juges en tant qu’elles méconnaissaient les règles de compétence exclusive.

Toutefois, lorsque, comme en l’espèce, c’est un tribunal spécialisé qui a statué en première instance, la jurisprudence ancienne de la Cour de cassation demeure applicable et l’appel formé devant une autre cour d’appel que celle de Paris est irrecevable.

Cela explique que la Cour de cassation se soit attachée à relever, en l’espèce, que le jugement de première instance avait été « rendu par une juridiction spécialement désignée par l’article R. 420-3 du code de commerce », le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France, pour censurer l’arrêt d’appel et, sans renvoyer l’affaire, déclarer l’appel formé devant la cour de Fort-de-France irrecevable.

 

En définitive, la décision de la Cour de cassation n’a donc rien de surprenant au vu des solutions, déjà établies, relatives aux règles de compétence exclusive en matière de pratiques anticoncurrentielles.

Toutefois, la censure de l’arrêt d’appel pouvait paraître contestable au regard du comportement procédural de l’exploitant de salles, demandeur au pourvoi, puisque c’est précisément celui-ci qui était à l’origine de la saisine de la cour d’appel de Fort-de-France et qui, débouté de ses demandes, en contestait la compétence devant la Cour de cassation.

 

Absence de réponse sur les règles de prescription

Même si la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur les autres branches du moyen qui l’invitaient à adopter une interprétation des règles de prescription civile « à la lumière » de la directive européenne du 26 novembre 2014, il semble que celles-ci auraient été rejetées.

Sous l’angle d’une interprétation « à la lumière » de la directive du 26 novembre 2014, l’exploitant de salle sollicitait en réalité une application par anticipation de ladite directive, puisque celle-ci n’était pas entrée en vigueur au jour de l’introduction de la procédure. En effet, sa transposition en droit interne devait intervenir au plus tard au 27 décembre 2016, et est finalement intervenue le 9 mars 2017, soit bien après l’introduction de l’instance en 2010.

Or, cette directive prévoit des règles de prescription spécifiques et favorables aux actions en réparation tirées d’infractions au droit de la concurrence, dont notamment le report du point de départ du délai de prescription au jour de la cessation de l’infraction, et l’interruption du délai de prescription du fait de la saisine d’une autorité de concurrence ou encore du fait de l’introduction d’une procédure à l’encontre du co-auteur de l’infraction.

Toutefois, les dispositions transitoires de la directive excluant elles-mêmes toute application rétroactive des règles nationales assurant la transposition de la directive (article 22 directive 2014/104/UE), il est légitime de penser que l’application de ces règles à la procédure en cours aurait été exclue.

Agnès Fonlladosa (stagiaire)