Civ. 1re, 31 janvier 2018, 16-21.697, FS–P+B+I
Cet arrêt satisfera les juristes qui persistent à voir dans la distinction du droit public et du droit privé une dichotomie indépassable ; il rassurera ceux qui pensaient que le dialogue entre les juges se transformerait à la longue en un suivisme aveugle ; il décevra ceux qui entendent inciter la Cour de cassation à transformer radicalement ses méthodes en généralisant le contrôle de proportionnalité.
Il était ici question de la transposition aux contrats de droit privé d’une solution jurisprudentielle rendue par le Conseil d’État et fondée sur la notion de proportionnalité.
L’article L. 2131-1 du code général des collectivités territoriales soumet l’exécutabilité des actes des autorités communales –dont les délibérations du conseil municipal font indiscutablement partie– à leur transmission au représentant de l’État.
La question se pose alors du sort du contrat conclu par une commune sur la base d’une délibération non transmise à l’autorité préfectorale, et donc non exécutoire comme telle.
À cet égard, le Conseil d’État a estimé que l’irrégularité consistant dans le défaut de transmission de la délibération à l’autorité préfectorale n’était pas d’une gravité telle que l’illégalité du contrat administratif devait s’ensuivre et que le litige ne devait pas être réglé sur le fondement du droit contractuel (CE, 28 décembre 2009, 304802, Commune de Béziers).
Des motifs liés à la loyauté contractuelle et à la sécurité juridique ont ainsi conduit le Conseil d’État, dans la perspective publiciste qui lui est propre, à s’éloigner de la théorie privatiste des nullités : à ses yeux, il ne s’agit pas de se demander si l’irrégularité a affecté l’une des conditions de validité du contrat ni si elle exprime la violation d’une règle d’intérêt privé ou d’ordre public, mais « si la nature et l’importance de l’irrégularité justifient la disparition du contrat au regard de l’exigence de loyauté contractuelle, de l’objectif de stabilité des relations contractuelles et des atteintes à l’intérêt général que provoquerait l’annulation du contrat » (D. Pouyaud, Jurisclasseur administratif, Fasc. 1126, n° 104).
C’est donc bel et bien le principe de proportionnalité, appliqué à la question de la sanction d’un contrat administratif conclu sur la base d’une délibération communale non exécutoire, qui justifie la position du Conseil d’État, réitérée depuis.
D’aucuns se seraient alors attendus à ce que la Cour de cassation, saisie de la question du sort réservé au contrat de droit privé conclu sur la base d’une délibération communale non exécutoire, s’aligne sur la position du Conseil d’État.
Deux éléments incitaient à y croire : d’une part, la volonté avouée de la Cour de cassation d’introduire plus largement le contrôle de proportionnalité dans l’office du juge de cassation ; d’autre part, l’appétence contemporaine pour le dialogue des juges et le rapprochement des ordres juridictionnels.
Telle n’était pourtant pas l’invitation que le moyen lançait à la Cour de cassation : s’appuyant sur la théorie privatiste des nullités, il soutenait que la seule sanction envisageable résidait dans la nullité absolue, puisqu’en l’absence de transmission de la délibération, le maire était dépourvu du pouvoir de signer le contrat (ce qui imposait le recours à la nullité) et qu’en y procédant, il violait les règles d’ordre public relatives à la compétence de l’autorité signataire (d’où la nullité absolue).
Le fait que la Cour de cassation l’ait pleinement suivi pour censurer la décision attaquée démontre qu’elle n’a pas été sensible au raisonnement proportionnaliste tenu par le Conseil d’État et qu’elle a entendu maintenir une frontière étanche entre les régimes du contrat administratif et du contrat de droit privé :
« un contrat de droit privé qui ne remplit pas les conditions requises pour sa validité est nul ; que la méconnaissance des dispositions d’ordre public relatives à la compétence de l’autorité signataire d’un contrat conclu au nom d’une commune est sanctionnée par la nullité absolue ; que, dès lors, en l’absence de justification de la transmission au préfet de la délibération autorisant la conclusion d’une transaction, le juge judiciaire doit prononcer l’annulation de ce contrat, lorsqu’il est saisi d’écritures en ce sens ».
Si le Conseil d’État pouvait se sentir libre de prendre ses distances avec la théorie privatiste des nullités pour définir le régime du contrat administratif, la Cour de cassation ne pouvait certes se permettre une telle audace, pour la simple raison qu’elle a en charge le contentieux des contrats de droit privé.
C’est précisément ce que le moyen lui rappelait : que le Conseil d’État ait fait usage du principe de proportionnalité pour statuer sur le sort réservé à un contrat administratif ne donnait nullement licence à la Cour de cassation de liquider l’héritage de la théorie privatiste des nullités pour statuer sur le sort d’un contrat de droit privé, surtout aujourd’hui que l’ordonnance du 10 février 2016 en a codifié les acquis.
La large diffusion à laquelle est promis cet arrêt (P+B+I) montre l’importance que la Cour de cassation attache à la spécificité du contrat administratif par rapport au contrat de droit privé : de ce point de vue, il eût été artificiel de soumettre au même régime tous les contrats conclus sur la base d’une délibération non exécutoire, qu’ils soient de droit privé ou de droit public.
Ni le dialogue des juges, ni la valorisation actuelle du contrôle de proportionnalité n’étaient de nature à briser le plafond de verre de la distinction entre contrats de droit public et contrats de droit privé : le moyen l’avait parfaitement compris, et a su convaincre la haute Juridiction de demeurer sur cette ligne.
François Colonna d’Istria