Com. 23 janvier 2019, 17-14.673

 

Bien que de diffusion modeste, cet arrêt mérite attention en ce que la Cour de cassation y était confrontée au difficile problème du statut des bénéfices illicitement réalisés par le contrefacteur et de leur attribution à la victime en tant que dommages-intérêts punitifs, en présence d’une victime qui n’exploitait pas le brevet dont elle était titulaire.

Les faits sont classiques : une société était titulaire d’un brevet européen portant sur un procédé de fabrication d’éléments chauffants ; constatant que deux sociétés concurrentes commercialisaient des modèles de radiateurs en violation du brevet, la société les a assignées en contrefaçon.

La spécificité de la procédure tient ici à ce que l’établissement de la contrefaçon en son principe et l’indemnisation du dommage en résultant ont fait l’objet de deux instances distinctes.

Par un premier jugement, il a été retenu que les défenderesses avaient commis des actes de contrefaçon, et interdiction leur a été faite de commercialiser les appareils litigieux ; l’arrêt confirmatif a été frappé de pourvoi.

Parallèlement, les juges du fond étaient invités à se prononcer sur l’indemnisation due à la société demanderesse, victime de contrefaçon ; les premiers juges lui ont alloué des sommes correspondant au montant intégral des bénéfices réalisés par les défenderesses sur la vente des appareils litigieux.

Mais le jugement a été infirmé en appel : les juges du second degré ont constaté que la société victime n’exploitait pas elle-même le brevet violé mais en avait concédé la licence à six sociétés, dont l’intervention principale avait été déclarée irrecevable dans l’instance en contrefaçon, motif pris du défaut d’exécution de la formalité d’inscription au registre national des brevets ; ils en ont déduit qu’elle ne pouvait que réclamer l’indemnisation du préjudice afférent aux redevances qu’elle aurait dû percevoir des sociétés licenciées si ces dernières avaient réalisé les bénéfices correspondant à la vente des appareils litigieux.

Constatant que la société victime ne formulait pas une telle demande, la cour d’appel l’a purement et simplement déboutée de toute prétention indemnitaire ; cet arrêt fut frappé d’un pourvoi joint au précédent. La décision commentée ne nous intéresse qu’en tant qu’elle a statué sur ce second pourvoi.

 

Pour comprendre la motivation de la cour d’appel, et donc les raisons qui ont poussé la Cour de cassation à la censurer, il faut revenir à la rédaction de l’article L. 615-7 du code de la propriété intellectuelle, en sa version applicable aux faits litigieux, issue de la loi n° 2007-1544 du 29 octobre 2007, ayant transposé la directive n° 2004/48/CE du 29 avril 2004.

Cette disposition laisse à la victime de la contrefaçon une option entre deux prétentions indemnitaires possibles : soit une réparation intégrale (al. 1er) prenant en considération « les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices réalisés par le contrefacteur et le préjudice moral causé au titulaire des droits du fait de l’atteinte » ; soit une réparation forfaitaire (al. 2nd) « qui ne peut être inférieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte ».

On comprend dès lors mieux la position de la cour d’appel : à ses yeux, l’alinéa 1er, relatif à la réparation du manque à gagner, serait réservé à la partie exploitant effectivement l’invention ; la partie lésée ayant délégué l’exploitation à un tiers ne pourrait invoquer que l’alinéa 2nd.

Au fond, la cour d’appel a estimé qu’au regard de l’alinéa 1er, seul visé par la demande dont elle était saisie, la société victime ne subissait aucun préjudice effectif ; dans la mesure où elle n’exploitait pas elle-même son brevet, elle ne supportait aucun manque à gagner économique. Seules lui faisaient défaut les redevances, contrepartie de la licence que les défenderesses n’avaient pas eu la délicatesse de solliciter.

 

Partant, le pourvoi articulait deux critiques complémentaires : pour la première, l’acte de contrefaçon contient en lui-même son propre préjudice, fût-il seulement moral, de sorte que la société Muller subissait un dommage même si elle n’exploitait pas par elle-même le brevet et qu’elle n’avait pas à faire démonstration d’un préjudice distinct de l’acte de contrefaçon ; pour la seconde, le breveté a le droit d’exiger, au titre de l’alinéa 1er de l’article L. 615-7, que lui soient attribués les bénéfices injustement réalisés par le contrefacteur, peu important, à cet égard, l’absence de préjudice effectif.

Si l’on ose dire, le pourvoi jouait ainsi sur deux tableaux : d’abord, faire admettre à la Haute Juridiction l’existence d’un préjudice abstrait, d’un préjudice découlant de l’acte de contrefaçon lui-même, sachant qu’elle a déjà reconnu de tels préjudice en matière de protection de la vie privée (civ. 2e, 24 mars 2016, 14-29.519, inédit), d’information médicale (civ. 1re, 3 juin 2010, 09-13.591, bull. 128) ou même de concurrence déloyale (com. 27 janvier 2009, 07-15.971, inédit) ; ensuite, subsidiairement, lui faire juger qu’à tout le moins, la victime de contrefaçon a droit à l’attribution des bénéfices injustement réalisés par le contrefacteur, peu important qu’elle n’exploite pas elle-même le brevet.

Il y avait donc deux voies possibles pour fonder la demande indemnitaire sur l’al. 1er de l’article L. 615-7 en présence d’une victime de contrefaçon n’exploitant pas son brevet : reconnaître l’existence d’un préjudice abstrait qu’il eût fallu réparer intégralement (1re critique) ou attribuer à la victime les bénéfices injustement réalisés, ceux-ci entrant dans les modalités d’évaluation de l’indemnité prévues par l’al. 1er ; mais on frise alors l’allocation de dommages-intérêts punitifs, puisqu’on accorde alors une indemnité sans qu’un préjudice effectif ou abstrait ne soit constaté (2nde critique).

 

Précisément, la Cour de cassation, bien qu’ayant procédé à la censure à laquelle l’invitait le pourvoi, n’a pas entendu se laisser enfermer par l’alternative qu’il dessinait pour elle.

D’une part, elle a clairement réfuté l’idée d’un préjudice abstrait et rejeté la première critique : c’est regrettable car l’argument était innovant et son succès eût permis une harmonisation bienvenue avec la solution rendue en matière de concurrence déloyale, où la Cour régulatrice admet au contraire que le préjudice s’infère nécessairement de l’acte délictuel.

D’autre part, la Cour de cassation a censuré sur la base de la seconde critique, mais sans pour autant adhérer explicitement à la thèse des dommages-intérêts punitifs dont elle était porteuse.

En effet, elle a relevé que les bénéfices illicitement réalisés constituaient l’un des critères d’évaluation posé par l’al. 1er, puis, se référant explicitement à la jurisprudence de la CJUE, elle a affirmé que la directive 2004/48/CE (dont l’article L. 615-7 dans sa version applicable fait partie de la transposition) vise à atteindre un niveau élevé de protection des droits de propriété intellectuelle, qui tient compte des spécificités de chaque cas et est basé sur un mode de calcul des dommages-intérêts tendant à rencontrer ces spécificités.

C’est en conséquence de cet objectif du droit de l’Union que la Cour de cassation a alors retenu, comme dans un arrêt récent (com. 7 mars 2018, 16-18.060), que « l’existence, pour le titulaire d’un brevet, d’un préjudice économique résultant de sa contrefaçon n’est pas subordonnée à la condition qu’il se livre personnellement à son exploitation ».

 

Refusant la thèse du préjudice abstrait sans pour autant consacrer celle des dommages-intérêts punitifs, pourtant adoptée par la critique base de la cassation, la Haute juridiction ouvre une troisième voie : l’idée d’un préjudice économique effectif qui ne soit pas subordonné à une exploitation personnelle du brevet, et donc qui permette d’allouer une indemnité intégrale, et non forfaitaire, sur la base de l’al. 1er.

La Cour de cassation concilie ainsi des impératifs contradictoires : ne rien céder sur le terrain du préjudice abstrait (dont elle semble vouloir faire un usage limité), ne pas consacrer expressément la possibilité de dommages-intérêts punitifs que ne prévoient pas la directive de 2004 (dans l’attente de la réforme du droit de la responsabilité), respecter la lettre de l’article L. 615-7 selon laquelle les bénéfices illicites ne sont qu’un critère d’évaluation d’une indemnité responsabiliste classique et enfin accorder un haut niveau de protection aux droits de propriété intellectuelle.

De ce point de vue, l’arrêt est pour le moins pacificateur, en ce que la société victime pourra solliciter une indemnisation (non la punition du contrefacteur) sur la base de l’al. 1er en arguant d’un préjudice effectif.

La seule difficulté réside dans la consistance du préjudice économique ainsi dissocié de l’exploitation personnelle : car si la victime ne souffre d’aucun manque à gagner (elle n’aurait en toute hypothèse réalisé aucun profit si le contrefacteur s’était abstenu), en quoi a-t-elle pu être économiquement lésée ? C’est la question à laquelle sera confrontée la cour de renvoi si elle est saisie (la société victime pourrait se contenter de l’indemnité décidée par les premiers juges), sachant qu’invoquer les redevances manquées, ce serait revenir à l’indemnité forfaitaire de l’al. 2nd, ce qui n’est certes pas dans les intentions de la Cour de cassation.

François Colonna d’Istria