Si le droit international privé a été, un temps, le droit des princesses russes et des milliardaires sud-américains, il est parfois aujourd’hui, celui des musiciens français…

Deux arrêts récents en sont l’illustration, rendus par la Cour de cassation le 27 septembre 2017 et promis à une large publication. Pour la première fois, la première chambre civile y a posé qu’ « une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels » (Civ. 1ère 27 septembre 2017, n° 16-17.198 ; Civ. 1ère 27 septembre 2017 n° 16-13.151).

Les faits à l’origine de ces deux arrêts sont sensiblement les mêmes :

Un compositeur de nationalité française se marie sur le tard, alors qu’il a déjà des enfants nés d’unions précédentes. Il s’établit aux Etats-Unis, plus précisément dans l’Etat de Californie, puis rédige et fait enregistrer aux Etats-Unis un testament aux termes duquel il lègue tous ses biens à un « family trust » dont le seul et unique bénéficiaire est le conjoint survivant dans le premier cas, le conjoint survivant puis les deux enfants nés du couple dans le second.

Dans l’affaire ayant donné lieu au premier arrêt, les époux ont en outre constitué une société civile immobilière à laquelle ils ont apporté un bien immobilier situé à Paris.

A décès du de cujus, ses enfants évincés contestent ce testament et saisissent à cette fin les juridictions françaises, faisant valoir en premier lieu le droit de prélèvement, prévu par l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 – « dans le cas de partage d’une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ceux-ci prélèveront sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger sont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales ». Héritier du vieux droit d’aubaine, institution d’Ancien Régime qui interdisait à tout étranger de disposer ou recevoir à cause de mort, le droit de prélèvement était compris comme une règle discriminatoire et nationaliste. Aussi le Conseil constitutionnel l’a-t-il déclaré contraire à la Constitution le 5 août 2011, par une décision rendue sur QPC (décision n° 2011-159).

En l’espèce, même si les successions litigieuses s’étaient ouvertes avant la décision du Conseil constitutionnel, l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 ne pouvait s’appliquer dans les instances en cours.

C’est donc l’ordre public international que les enfants exhérédés invoquèrent ensuite. L’on sait en effet que l’exception d’ordre public international fait obstacle à l’application d’une loi étrangère pourtant compétente. Cette exception imposant la règle de droit normalement applicable assume alors une triple fonction : elle sert tout d’abord à la sauvegarde de « principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur internationale absolue » selon la formule du fameux arrêt Lautour (Civ. 25 mai 1948 Rev. crit DIP 1949, p. 89, note Batiffol) ; elle assure ensuite la défense de principes qui, sans prétendre à l’universalité constituent les « fondements politiques, sociaux de la civilisation française » – l’on cite à titre d’exemple la laïcité et la monogamie ; enfin, l’exception d’ordre public international participe de la « sauvegarde de certaines politiques législatives » (Batiffol et Lagarde, Droit international privé LGDJ 8ème éd° 1993, n° 359) – il s’agit, lorsque le législateur a imposé une solution qui n’est pas acceptée sans résistance dans l’opinion publique française elle-même, d’œuvrer pour que son respect soit général.

Or, la réserve héréditaire ne répond à aucune de ces fonctions ; l’abrogation du droit de prélèvement en témoigne, de même que le règlement n°650/2012 du 4 juillet 2012 relatif aux successions internationales, lequel offre au de cujus une option de législation lui permettant d’échapper à la réserve héréditaire prévue par la loi de sa dernière résidence habituelle en plaçant la succession sous l’empire de sa loi nationale.

Certes, les arrêts du 27 septembre 2017 n’excluent pas qu’une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire soit contraire à l’ordre public international, si son application concrète conduit à une situation incompatible avec des principes essentiels. L’on enseigne en effet traditionnellement, bien qu’avec des nuances, que la contrariété à l’ordre public international s’apprécie in concreto plutôt qu’in abstracto.

C’est ainsi à un ordre public alimentaire que la Cour de cassation se réfère : une loi étrangère qui refuserait aux enfants du de cujus le minimum vital quand ils sont sans une situation de précarité économique et de besoin serait écartée par l’exception d’ordre public internationale. Mais dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 27 septembre 2017, les enfants évincés étaient majeurs au jour du décès et aucun d’entre eux n’était dans une situation de précarité économique ou de besoin.

L’on observera qu’aucune considération de proximité n’est intervenue dans le raisonnement de la Cour de cassation, alors même que, dans un cas comme dans l’autre, la situation entretenait des liens certains avec le for français : tant le de cujus que les enfants évincés étaient de nationalité française, certains d’entre eux résidaient en France.

Restait la fraude. La fraude à la loi s’entend en droit international privé de la manipulation d’un critère de compétence législative. Ainsi par exemple, la Princesse de Beauffremont, de nationalité française, obtint-elle la nationalité d’un duché allemand afin de divorcer selon sa nouvelle loi nationale, quand le droit français prohibait le divorce, pour ensuite épouser le Prince Bibesco. La fraude fut déjouée et le remariage déclaré sans effet en France. (Req. 18 mars 1878 S. 1878. 1. 193, note Labbé). Un autre exemple, non moins célèbre, est plus proche des affaires jugées le 27 septembre 2017 : Jean-Claude Caron, père de deux enfants, notamment Leslie Caron, avait constitué une société civile immobilière à laquelle avait été transférée la propriété de biens immobiliers situés en France à seule fin d’écarter la loi successorale française du lieu de situation des biens et de priver ses enfants de toute réserve héréditaire. Par un arrêt du 20 mars 1985, la Cour de cassation a approuvé les juges du fond qui avaient retenu qu’avait été manipulé l’élément de rattachement de la règle de conflit applicable, « constitué à l’origine par la nature immobilière du bien situé en France, devenu ensuite bien meuble afin d’écarter l’application de la loi successorale française prévoyant la réserve » (Civ. 1ère 20 mars 1985, Rev. crit. DIP 1986, p. 66, note Y. Lequette). Mais dans chacune de ces affaires, il était établi que la modification du facteur de rattachement avait été recherché pour lui-même et afin que soit éludée la règle de droit normalement applicable.

A l’inverse, le moyen tiré de la fraude avait peu de chances de prospérer dans les cas jugés le 27 septembre dernier : les intéressés vivaient depuis de nombreuses années en Californie, s’y étaient parfois mariés, y possédaient des biens….Manifestement, leur installation en Californie répondait à un choix de vie, non à la volonté d’exhéréder leurs enfants après la mort…

C’est aussi que les sensibilités ont évolué s’agissant de la réserve héréditaire qui semble, en droit interne comme en droit international, sur la voie du déclin ; la succession d’un chanteur décédé il y a peu le montrera peut-être…

Stéphanie Billaud