Civ. 3e, 20 décembre 2018, 17-18.194, FS–P+B+I

 

Cet arrêt apporte une importante contribution à la détermination du sort juridique de l’occupant précaire qui subit les conséquences de l’expropriation frappant le propriétaire du bien immobilier occupé ; la large diffusion à laquelle il est promis en témoigne.

Une société avait acquis un fonds de commerce de brasserie, l’acte de cession stipulant expressément que le vendeur bénéficiait du droit d’occuper une terrasse, que lui avait concédé le syndicat des copropriétaires des lieux à titre précaire et gratuit.

En vertu du droit d’occupation ainsi transmis, la société exploitait, au sein d’une terrasse couverte et fermée, un débit de tabac et un point PMU.

Après qu’une opération d’aménagement a été déclarée d’utilité publique, la parcelle sur laquelle la terrasse était implantée a fait l’objet d’une procédure d’expropriation ; c’est alors que se posa la question au centre du litige : la société, titulaire d’une simple autorisation gratuite et précaire d’occuper les lieux expropriés, pouvait-elle prétendre au versement d’une indemnité d’expropriation de ce chef ?

Le premier juge, saisi par l’autorité expropriante, a estimé qu’aucune indemnité n’était due à la société dans la mesure où, précisément, elle ne détenait qu’un droit précaire sur le bien, qui ne pouvait lui valoir la protection juridique inhérente au régime de l’expropriation d’utilité publique.

L’arrêt infirmatif fut frappé de pourvoi : l’autorité expropriante soutenait, à l’appui de son recours, que le titulaire d’une autorisation précaire sur un bien immobilier ne pouvait solliciter d’indemnité d’immobilisation, ne détenant pas de droit juridiquement protégé sur le bien exproprié ; à la suivre, seul le titulaire d’un droit réel était en mesure d’y prétendre.

 

Il faut savoir gré à la Cour de cassation de ne pas être tombée dans le piège que lui tendait le pourvoi et d’être restée fidèle à la rédaction des textes applicables.

En effet, en indiquant que « les indemnités allouées couvrent l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation », l’article L. 321-1 du code de l’expropriation adopte une logique résolument indemnitaire : l’expropriation causant un dommage, l’autorité expropriante se voit contrainte à sa réparation, laquelle prend une forme indemnitaire ; ainsi, dès lors que le demandeur use du bien licitement en vertu d’un titre, si précaire soit-il, il détient un droit juridiquement protégé qui lui permet de solliciter une indemnisation.

L’indemnité n’est pas due en raison du droit réel dont le demandeur a été privé du fait de l’expropriation, mais tout simplement du préjudice matériel que l’expropriation a causé, c’est pourquoi la Cour de cassation a déjà admis que le preneur à bail, évincé du bien loué, puisse prétendre à une indemnité d’expropriation (civ. 3e, 7 octobre 1998, 96-70.196, bull. 197).

C’est cette logique indemnitaire que le pourvoi tendait à dévoyer en conditionnant l’octroi d’une indemnité à la qualité juridique du demandeur, plus précisément à sa qualité de titulaire d’un droit réel, ce dont il résultait, à ses yeux, qu’une simple autorisation précaire d’occupation ne constituait pas une base juridique suffisante pour prétendre à une indemnité.

La haute Juridiction a su maintenir fermement la ligne des textes en rejetant le pourvoi en ces termes :

« ayant constaté que la société X était titulaire d’une autorisation temporaire de créer une terrasse fermée au droit de son établissement, accordée à titre gratuit et précaire, le 18 mars 1981, par l’association syndicale libre de la zone d’aménagement concertée de la Tête du Pont de Sèvres et, le 26 mai 1981, par le syndicat des copropriétaires Aquitaine et relevé que cette autorisation était toujours en vigueur au moment de la procédure d’expropriation, la cour d’appel en a exactement déduit que, le préjudice de cette société étant en lien avec l’expropriation, celle-ci avait droit à une indemnisation ».

Car tout ce que les textes applicables réclament, c’est la caractérisation d’une causalité : l’expropriation cause un préjudice qu’il incombe à l’autorité expropriante de réparer.

Ainsi, dès lors que cette causalité est établie, ce que la Cour régulatrice a dûment vérifié, et que le demandeur faisait du bien un usage licite (condition classique du droit de la responsabilité au sens où celui qui se prévaut d’un préjudice découlant de sa propre activité illicite ne saurait en obtenir réparation), l’indemnisation devait s’ensuivre, peu important que la société exploitante ne disposât pas d’un droit réel, mais d’une simple autorisation précaire d’occupation.

 

Mais pour exclure le raisonnement en termes de droit réel auquel le pourvoi l’invitait et pour maintenir la logique indemnitaire du régime de l’expropriation, l’arrêt ici rapporté n’est pas pour autant dénué d’incidence sur la notion de bien.

Au contraire, il prolonge l’œuvre de la Cour européenne des droits de l’homme qui, élaborant une notion spécifiquement européenne de bien, étend le droit au respect des biens à la simple jouissance factuelle, dès lors qu’elle a suffisamment perduré dans le temps (par ex., CEDH, Depalle c. France, 29 mars 2010, 34044/02, § 68 ; Brosset-Triboulet et autres c. France, 29 mars 2010, 34078/02, § 71).

Ainsi, par un curieux renversement, la Cour de cassation, en restant fidèle à l’inspiration responsabiliste du régime de l’expropriation, contribue à l’élargissement de la notion de bien : refusant de raisonner dans les termes abstraits du droit réel, elle arrime son appréciation à la réalité économique, en ouvrant la voie indemnitaire à tous ceux qui, usant licitement de la chose expropriée, subissent un préjudice du fait de l’expropriation et donc se voient privés d’un bien à cette occasion.

François Colonna d’Istria