Com. 27 septembre 2023, 21-21.995, B

Mesures d’instruction in futurum : le juge ne peut ordonner à une partie de communiquer une pièce qu’elle ne détient pas

 

  1. Il est notoire que les mesures d’instruction in futurum prévues par l’article 145 du code de procédure civile sont soumises à deux conditions, sources d’un abondant contentieux.

D’une part, elles ne peuvent être ordonnées que si elles sont légalement admissibles : elles ne sauraient en effet échapper aux exigences de loyauté, de proportionnalité et de respect des droits fondamentaux qui s’imposent à toute mesure d’instruction.

D’autre part, elles doivent être justifiées par un motif légitime, ce qui est la contrepartie de leur caractère préventif : dès lors que l’intérêt qui pousse le demandeur à agir n’est qu’éventuel, la mesure sollicitée doit reposer sur un motif de nature à justifier l’atteinte ainsi portée à l’exigence d’un intérêt né et actuel.

Précisément, dans l’arrêt ici rapporté (Com. 27 septembre 2023, 21-21.995, publié), la Cour de cassation s’est prononcée sur chacune de ces conditions.

 

  1. Reprochant à une société concurrente de méconnaître certaines obligations issues de la législation sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT) et de se livrer ainsi à une concurrence déloyale, une société commercialisant des cartes bancaires prépayées a sollicité devant le juge des référés le prononcé de mesures d’instruction sur le fondement de l’article 145.

Elle obtint gain de cause aussi bien devant le juge des référés que devant la cour d’appel.

La société concurrente, frappant l’arrêt d’appel de pourvoi, a contesté à la fois la légalité de l’une des mesures ordonnées (3) ainsi que le motif légitime retenu par les juges pour la prononcer (4).

 

  1. L’une des mesures ordonnées en référé consistait à contraindre la société concurrente à communiquer une situation comptable certifiée conforme par le commissaire aux comptes pour la période du 1er janvier 2020 au 31 juillet 2020, ou en cas d’impossibilité au 31 mars 2020.

Or, précisément, il s’agissait là d’un document dont la société concurrente n’était pas en possession et qu’aucun texte normatif ne l’obligeait à détenir ou à établir.

En effet, l’article L. 232-1 du code de commerce, applicable aux sociétés commerciales, leur fait obligation de dresser les comptes annuels à la clôture de chaque exercice, comptes annuels tenus à disposition du commissaire aux comptes dans la perspective de la convocation de l’assemblée qui doit statuer sur eux (art. R. 232-1 c. com.).

Et l’article L. 823-9 du code de commerce, définissant la mission du commissaire aux comptes, lui enjoint de certifier ces comptes annuels en justifiant ses appréciations.

Les textes applicables à la société concurrente ne l’obligeaient donc nullement à détenir des comptes semestriels ou trimestriels.

Elle faisait ainsi valoir dans son pourvoi que l’article 145 du code de procédure civile ne pouvait justifier de la contraindre à confectionner un tel document et donc, que la mesure d’instruction ordonnée n’était pas légalement admissible.

Cette argumentation repose sur une conception de l’article 145 parfaitement conforme à l’esprit qui l’anime : il vise la conservation ou l’établissement de la preuve et ne peut donc obliger le défendeur qu’à la communication de pièces, non à leur confection dans l’intérêt du demandeur.

Cette argumentation a pleinement convaincu la haute juridiction.

Énonçant qu’il peut être ordonné, sur requête ou en référé, la production de pièces détenues par une partie, la Cour de cassation a enjoint aux juges du fond de vérifier que la société défenderesse détenait bien les pièces avant d’ordonner leur production. D’où le prononcé de la censure, la cour d’appel n’ayant pas procédé à cette vérification.

La précision apportée ici par la Cour de cassation au régime des mesures d’instruction in futurum est d’importance : lorsqu’elles consistent en la production de pièces, elles se limitent nécessairement en la production de pièces que la partie défenderesse détient déjà.

Le droit à la preuve, dont la possibilité de solliciter des mesures d’instruction avant tout procès est l’une des manifestations, ne peut être poussé jusqu’à contraindre le défendeur à établir lui-même les documents qui pourraient être invoqués contre lui lors d’une future action au fond.

Qu’on l’oblige, dans l’intérêt de son adversaire, à communiquer les documents qu’il détient est déjà un hommage suffisant à l’impératif de manifestation de la vérité !

La solution dégagée ici par la Cour de cassation est d’autant plus fondée que l’on ne saurait appliquer aux mesures d’instruction in futurum un régime plus sévère que celui applicable pendant le procès au fond : à cet égard, l’article 11 du code de procédure civile permet au juge d’enjoindre à la partie qui détient un document de le produire, si besoin sous astreinte.

Si, pendant le procès au fond, aucune des parties ne peut être contrainte de confectionner une pièce qu’elle ne détient pas déjà, il ne saurait en aller autrement à raison d’une mesure d’instruction diligentée avant le procès au fond.

 

  1. Le motif légitime retenu par la cour d’appel confirmant l’ordonnance de référé résidait dans le soupçon de violation de la législation LCB-FT.

A cet égard, la demanderesse au pourvoi a articulé une critique de cassation en tirant parti de deux règes prétoriennes : d’une part, la demande de mesure d’instruction in futurum est dépourvue de motif légitime si l’action au fond est manifestement vouée à l’échec (par exemple, en raison d’une irrecevabilité manifeste : civ. 2e, 4 mars 2021, 19-23.434 ; 30 janvier 2020, 18-24.757 ; civ. 1re, 6 juin 2018, 17-17.438) ; d’autre part, la législation LCB-FT ne peut être invoquée au soutien d’une action indemnitaire par la victime d’agissements frauduleux, ce que la Cour de cassation a récemment réaffirmé dans une affaire de fraude au virement (com. 21 septembre 2022, 21-12.335, F-B).

Il était ainsi soutenu devant la Cour de cassation que l’action au fond était manifestement vouée à l’échec, car elle tendait à une indemnisation du fait des prétendues violations par la demanderesse au pourvoi de ses obligations issues de la législation LCB-FT.

On le voit, la haute juridiction était invitée à étendre aux actes de concurrence déloyale sa jurisprudence selon laquelle la législation LCB-FT ne peut être invoquée au soutien d’une action indemnitaire par la victime d’agissements frauduleux.

La Cour de cassation n’y a pas répondu favorablement, estimant que le respect par une entreprise de la législation LCB-FT engendre nécessairement pour elle des coûts supplémentaires. Elle en a déduit que le fait de s’en affranchir confère au contrevenant un avantage concurrentiel indu, pouvant être constitutif d’une faute de concurrence déloyale (cf. M.-A. Frison-Roche : https://www.linkedin.com/posts/mafr1_com-27-sept-2023-compliance-blanchiment-activity-7121162687115325440-1fAu?utm_source=share&utm_medium=member_android).