Soc. 11 septembre 2019, 17-24.879, FP–P + B

Cet arrêt mérite doublement la diffusion à laquelle la Cour de cassation l’a promis : d’une part, il met en œuvre la nouvelle méthode de rédaction des arrêts adoptée par la haute Juridiction sous l’impulsion de la commission de réflexion sur la réforme et, d’autre part, il procède à l’application et à l’élargissement de la décision de l’Assemblée plénière qui, par revirement du 5 avril 2019, a ouvert la réparation du préjudice d’anxiété aux salariés non éligibles à l’ACAATA. C’est dire qu’il se situe au carrefour d’enjeux à la fois formels et substantiels.

Arguant avoir été exposés à des substances toxiques susceptibles de provoquer des pathologies lourdes et dégénératives, plus de sept cents mineurs ont assigné simultanément leur ancien employeur, les Houillères du bassin de Lorraine, devant le conseil de prud’hommes de Forbach qui leur a accordé à chacun une somme de 1 000 euros en réparation de leur préjudice d’anxiété.

La cour d’appel de Colmar a infirmé en tous points les jugements entrepris, considérant d’abord que le préjudice d’anxiété n’est pas indemnisable hors éligibilité à l’ACAATA et ensuite qu’en toute hypothèse l’employeur rapportait la preuve d’avoir pris toutes les mesures nécessaires à la protection de la santé et de la sécurité de ses travailleurs.

Les juges du second degré ont notamment admis que l’employeur avait mené des actions de prévention (bilans d’empoussiérage avec définition d’un taux maximal, création d’un groupe de travail chargé des recherches scientifiques sur les poussières nocives, études sur les masques et mise à disposition en quantité suffisante, suivi médical individualisé assorti d’un historique pour chaque mineur), des actions de formation et d’information (multiples campagnes d’information et édition d’un mémento du mineur), et mis en place une organisation destinée à la prévention des risques sanitaires (une chaîne d’action entre un délégué mineur et l’exploitant avec prise en compte récurrente par la hiérarchie des observations du médecin du travail).

Fort logiquement, les pourvois ont adopté deux angles d’attaque : ils ont fait valoir que la limitation de la réparation du préjudice d’anxiété aux seuls salariés éligibles à l’ACAATA était injustifiée en droit et que les motifs la cour d’appel étaient impropres à établir que l’employeur avait honoré son obligation de sécurité de résultat. Tels étaient les deux moyens dont était saisie la Cour de cassation.

 

On l’a dit, cet arrêt adopte une nouvelle forme rédactionnelle ; abandon du style indirect, du célèbre « attendu que », de la phrase unique et surtout emploi d’une division thématique et de subdivisions en paragraphes.

 

Ainsi, après avoir consacré les deux premiers paragraphes de sa décision à joindre les 746 pourvois et à donner acte à des demandeurs de leur reprise d’instance, la Cour expose les « faits et procédure » en deux paragraphes, pour en venir à l’examen des deux moyens réunis.

Et précisément, cet examen donne lieu à une motivation enrichie (dite « en forme développée »), que la Cour de cassation entend réserver aux arrêts de revirement, de principe, ou présentant un intérêt pour l’unité de la jurisprudence ou le développement du droit, ce qui correspond peu ou prou aux cas d’autorisation du pourvoi prévus par le dispositif de filtrage soumis le 15 mars 2018 par le premier président à la ministre de la justice.

C’est dire combien les pourvois des mineurs importaient à la haute Juridiction, ce qui se justifie pleinement au regard des moyens dont elle était saisie à cette occasion, comme nous allons le voir.

Après avoir visé les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, relatifs à l’obligation de sécurité de l’employeur et à ses conditions d’exonération de responsabilité de ce chef (visa qui d’ailleurs intervient hors paragraphe, toujours en forme de chapeau), la Cour énonce les deux règles de droit sur lesquelles elle va s’appuyer pour procéder à la censure. Pour les comprendre, il est nécessaire d’opérer un léger rappel.

 

Pendant l’instance en cassation a été rendu l’arrêt d’Assemblée plénière du 5 avril 2019 (18-17.442) par lequel l’indemnisation du préjudice d’anxiété a été étendue à tout salarié rapportant la preuve d’une exposition à l’amiante générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peu important qu’il n’ait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998, c’est-à-dire qu’il ne soit pas éligible à l’ACAATA.

Rappelons, à cet égard, que cette disposition prévoit un dispositif de cessation anticipée d’activité au profit des travailleurs de l’amiante, en considération des risques professionnels inhérents à leur activité ; dès lors qu’ils exercent leur profession au sein d’un établissement figurant sur une liste dressée par arrêté, l’article 41 leur permet de solliciter l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante, désignée par son acronyme : l’ACAATA.

Jusqu’au 5 avril 2019, la Cour de cassation réservait aux travailleurs dont l’établissement figure sur la liste prévue par l’article 41 la réparation d’un préjudice d’anxiété (soc. 3 mars 2015, 13-26.175, bull. 41 ; 22 juin 2016, 14-28.175, à paraître ; 11 janvier 2017, 15-17.164, à paraître).

Autant dire que le prononcé de l’arrêt du 5 avril 2019 en cours d’instance simplifiait radicalement l’examen du premier moyen ! Mais pour autant, son succès n’était pas évident, puisque les mineurs arguaient avoir été exposés à un ensemble de substances toxiques, l’amiante n’étaient que l’une d’entre elles. Plus exactement, le premier moyen faisait valoir « l’inhalation de poussières et de produits nocifs, notamment la poussière de charbon et la résine à base de mousses formophénoliques ».

La Cour de cassation était donc invitée à élargir encore davantage la solution rendue par l’Assemblée plénière, qui ne concernait que l’exposition à l’amiante.

Pour autant, si la limitation de la réparation du préjudice d’anxiété aux salariés éligibles à l’ACAATA pouvait paraître choquante du point de vue de l’égalité devant la loi, qui impose de ne pas faire de distinction ratione personae entre les justiciables pour la réparation des préjudices dont ils pourraient être victimes, elle n’était pas dénuée de toute sagesse.

Il n’était pas absurde de fermement encadrer l’indemnisation d’un préjudice aussi éthéré que le préjudice d’anxiété, lequel, contrairement au préjudice moral qui est toujours en quelque façon la répercussion d’une atteinte matérielle, économique ou corporelle, est dépourvu d’assise concrète et ne consiste que dans l’état mental de celui qui le subit.

Élargir la réparation du préjudice d’anxiété, non seulement à tout salarié rapportant la preuve d’une exposition à l’amiante, mais à tout salarié confronté à une substance toxique dans le cadre de ses fonctions, pourrait s’assimiler à l’ouverture de la boîte de Pandore : nul doute que les contestation affleureront en nombre devant les tribunaux sous l’impulsion d’un tel effet d’aubaine. Tel était le dilemme posé à la chambre sociale.

 

Répondant à l’invitation du premier moyen sur la base de l’acquis de l’Assemblée plénière, la chambre sociale pose le principe d’indemnisation du préjudice d’anxiété de tout salarié qui rapporte la preuve « d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave » et ce, en vertu du droit commun de l’obligation de sécurité de résultat incombant à l’employeur. C’est ce que dit le § 5, où l’on comprend déjà que la Cour de cassation accueille le premier moyen en son principe.

Après l’élargissement ratione personae de la réparation du préjudice d’anxiété par l’arrêt du 5 avril 2019, qui l’ouvrait à tout salarié exposé à l’amiante, voici donc son élargissement ratione materiae : tout salarié peut l’obtenir, dès lors qu’il a été exposé à une substance hautement susceptible de provoquer une pathologie grave, amiante ou autre.

Certes, deux garde-fous sont instaurés : le salarié doit rapporter la preuve de l’exposition et surtout, la substance en question doit être d’un haut degré de toxicité générant un risque élevé de provoquer une pathologie grave. Sera-ce suffisant pour contenir les maux de la boîte de Pandore, en premier lieu l’inflation du contentieux ? Rien n’est moins sûr, tant les notions de « nocivité » ou de « risque élevé » peuvent donner lieu à des appréciations diverses et, en toute hypothèse, factuelles. Les juges du fond, au pouvoir souverain desquels la Cour de cassation ne manquera pas de renvoyer, auront donc la lourde tâche d’apprécier, au cas par cas, le degré de risque et la nocivité des substances diverses et variées auxquelles les salariés de tous bords, de l’industrie au secteur tertiaire dans leur ensemble, peuvent être exposés. Sauront-ils faire face au raz-de-marée qui semble s’annoncer ? Quelle sera la place des experts de tous ordres dans cette nouvelle configuration du contentieux, les juges du fond étant somme toute assez mal placés, techniquement, pour se livrer à des appréciations d’ordre chimico-médical ?

Indépendamment de ces incertitudes que les juges du fond devront affronter seuls, l’on se demande même, sur un plan formel, dans quelle mesure la motivation de l’arrêt de la Cour est si « enrichie » ou si « développée » que cela : l’ouverture de la réparation du préjudice d’anxiété au-delà de l’éligibilité à l’ACAATA et de l’exposition à l’amiante y est affirmée plus que démontrée. Il n’est pas expliqué en quoi le droit commun de l’obligation de sécurité de l’employeur impose de réparer le préjudice d’anxiété en dehors de tout dispositif législatif spécial.

 

Toutefois, l’accueil du premier moyen ne suffisait pas à justifier la censure, puisque la cour d’appel avait exclu tout manquement à l’obligation de sécurité, estimant que l’employeur avait mis en place des mesures satisfaisantes et pertinentes de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Autrement dit, elle avait fait ressortir qu’il s’était conformé aux dispositions des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, qui décrivent les actions que doit mener l’employeur en la matière.

Ici, la Cour de cassation cite directement l’arrêt du 5 avril 2019 pour réitérer la solution qu’il avait retenu, à savoir que « ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés » (§ 6).

Avec ce rappel, l’espoir était permis pour l’employeur, défendeur aux pourvois, puisque précisément la cour d’appel avait relevé toutes les actions qu’il avait mises en place : il plaidait ainsi que l’arrêt attaqué ayant constaté que les conditions de l’exonération de l’employeur étaient réunies, l’action des demandeurs était en toute hypothèse vouée à l’échec, même en admettant l’élargissement de la réparation du préjudice d’anxiété.

Pourtant, après avoir très longuement exposé les termes de l’arrêt attaqué (§§ 8 – 11), la Cour de cassation énonce lapidairement que ces motifs sont « insuffisants à établir que

l’employeur démontrait qu’il avait effectivement mis en oeuvre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, telles que prévues aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail » (§ 12).

En quoi consiste précisément cette insuffisance ? La motivation « en forme développée » ne permet pas de le déterminer d’autant que, comme on l’a dit, la cour d’appel avait minutieusement détaillé les diligences de l’employeur en matière de prévention de l’empoussiérage, de suivi médical personnalisé, de formation et d’information sur les risques sanitaires.

Souhaitant sans doute guider l’appréciation de la cour de renvoi, la haute Juridiction a précisé que l’arrêt attaqué aurait dû « rechercher si les conditions de mise en oeuvre de la responsabilité de l’employeur telles que définies aux paragraphes 3 et 4 étaient réunies » (§ 12). Mais, outre qu’il s’agit en réalité des §§ 5 et 6 (les §§ 3 et 4 se bornant à l’exposé des faits et de la procédure), cette indication est d’un bien piètre secours, puisque c’était précisément à cette recherche que l’arrêt attaqué s’était livré.

On en revient au même point : la Cour de cassation n’ayant pas expliqué en quoi la motivation qui lui était déférée était insuffisante à exonérer l’employeur de sa responsabilité au regard des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, sa décision n’empêchera nullement les juges de renvoi de statuer dans le même sens que la précédente cour d’appel… Ainsi, il ne suffit pas de recopier in extenso l’arrêt d’appel sur quatre paragraphes (§§ 8 – 11), pour enrichir la motivation d’une décision de censure.

À cet égard, l’on regrette qu’un arrêt à motivation enrichie puisse s’avérer insuffisant… en termes de motivation !

 

François Colonna d’Istria